Rosenørn-Lehn, Otto Ditlev BREV FRA: Rosenørn-Lehn, Otto Ditlev (1872-03-02)

Circulaire confidentielle aux ministres du Roi à Berlin, Londres, Paris, Rome, Stockholm et St. Pétersbourg.
Copenhague, 2 mars 1872.

Il n’a sans doute pas échappé à votre attention, monsieur, que des journaux étrangers se sont occupés dernièrement de la question d’une neutralisation du Danemark, et ils ont méme été jusqu’à prétendre que cette idée faisait objet de pourparlers entre les cabinets. Je n’ai pas ajouté à cette nouvelle une importance qu’elle ne me parait pas mériter. Aucun indice quelconque n’est en effet venu la confirmer, les grands cabinets me paraissent trop préoccupés d’autres questions politiques qui les touchent de plus près, et une décision européenne de la nature susindiquèe ne pourrait guère être prise en dehors d’une conférence générale, dont la réunion dans l’état actuel de la politique rencontrerait sans doute de très grandes difficultés.

s. 99Mais tout en étant pour le moment entièrement dépourvu d’actualité, il n’en est pas moins assez significatif, que cette idée ait pu être émise par la presse, et je ne crois pas superflu dès-à-présent de vous fixer, monsieur, sur ma manière de voir relativement à une combinaison politique qui à un moment donné et dans d’autres circonstances pourrait peutêtre revenir plus sérieusement sur le tapis.

Tant qu’il ne s’agirait que de couvrir le territoire actuel du Danemark d’une inviolabilité que les puissances étrangères s’obligeraient à respecter en temps de guerre, je n’hésiterais pas de regarder un tel avantage comme trop chèrement acheté au prix d’un abandon de la liberté d’action politique du gouvernement danois. Je ne veux entrer ici dans aucune discussion sur la valeur qu’une pareille garantie européenne peut mériter, bien que les expériences des dernières années n’aient pas servi à augmenter le prestige d’un acte international de cette nature. En effet, les belligérants paraissent plutot disposés à prendre conseil de leurs convenances qu’à se conformer strictement à la parole donnée, et s’il est permis de voir l’expression indiscrète des sentiments intimes non seulement de l’Angleterre mais aussi des autres garants dans les explications que Lord Derby 1) (:alors Lord Stanley :) croyait devoir donner en plein parlement relativement à la garantie de la neutralité du Luxembourg, 2) il est bien difficile de conserver la moindre illusion sur l’efficacité d’une pareille garantie. Mais la réflexion qui avant toute autre me déciderait, c’est que la neutralisation du territoire actuel du Danemark impliquerait naturellement l’abandon de tout l’espoir de recouvrer jamais la partie danoise du Slesvig, car il n’est pas possible de se dissimuler que, le Danemark une fois neutralisé, la Prusse n’aurait plus aucun motif s. 100pour remplir l’article V du traité de Prague et elle ne manquerait certes pas de chercher dans la nouvelle position donnée au Danemark un prétexte pour décliner les suggestions que d’autres puissances pourraient vouloir lui faire à ce sujet.

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La question prendrait, il est vrai, un tout autre caractère, si la rétrocession loyale et complète de la partie danoise du Slesvig venait à précéder ou à accompagner la neutralisation du Danemark entier. Dans cette supposition la Prusse serait appelée à payer — dans une mesure assez modeste, il faut l’avouer — l’avantage important d’avoir à ses frontières un voisin inoffensif, et le Danemark se trouverait placé dans les conditions nécessaires pour éprouver à 1’égard de la Prusse les sentiments amicaux, sans lesquels il lui serait bien difficile de remplir consciencieusement ces nouveaux devoirs comme état neutre. Demander au Danemark le sacrifice de son indépendance politique ne serait enfin pas possible que si en même temps la nation obtenait, je ne dis pas une faveur, mais une satisfaction de son droit, basé sur la justice et affirmé par les traités. Je ne dis pas que même dans cette supposition le gouvernement danois se déterminerait à accepter une neutralisation qui irait au delà des territoires rétrocédés et notamment des points d’importance stratégique, comme le Dybböl et l'île d’Als, mais je reconnais que la question ainsi posée, mériterait d’étre soumise à un examen sérieux et approfondi.

Je n’ai pas 1’intention de vous inviter à chercher une occasion pour vous énoncer dans le sens de cette dépêche, mais je vous prie de vous inspirer des considérations susidiquées dans les conversations fortuites que vous pourriez être mis dans le cas d’avoir avec vos collègues à 1’égard de cette question.

O. D. Rosenørn-Lehn.

Geheime Registraturen.