von Gähler, Peter Elias BREV TIL: Bernstorff, Johan Hartvig Ernst FRA: von Gähler, Peter Elias (1761-11-17)

20. v. Gähler til Bernstorff 17. Nov. 1761.

Monsieur.

Il y a des choses que je me ferois autant de peine que de delicatesse de communiquer à Votre Excellence; si j’osois les Lui dissimuler, et desquelles par consequent j’estime ne lui devoir rendre compte qu’en particulier. Tel est, Monsieur, le cas enoncé dans la ci jointe lettre, qui me parvint ces jours passés par un capitaine ragusois. Avant de Vous dire ce que j’en pense, et ce que prealablement j’ai jugé de plus convenable pour la gloire du service du Roi, et pour l’honeur de la nation, Votre Excellence me permettra d’eclaircir la circonstance, sur laquelle ceux qui m’ecrivent fondent l’objet de la rancune de Mr. van Haven. Des l’arrivée de cette societé chez moi, j’y demelai un esprit de contrarieté et de faction, que dans l’intervalle que je laissois aux Messieurs pour se refaire des fatigues de leur vojage, je m’appliquois à developper, en m’assurant de leurs caracteres et de leur confiance, et dont je fus pleinement convaincu à la premiere deliberation que j’eus avec eux. A mesure que nous parcourumes leur instruction, que nous en vinmes article par article à ceux de l’egalité etablie entre eux, de l’union et de la cordialité qui leur y sont enjointes, des bons offices qu’ils avoient à s’entrerendre, au maniment de la caisse commune, en un mot à tout ce qui concerne leur conduite personnelle et reciproque, il y eut divers doutes proposés de part et d’autre. Je vis distinctement que Mr. van Haven s’etoit fait un parti du medecin son compatriote, que l’astronome et le peintre etoient pour Mr. Forskaal. Des doutes et des contradictions on en vint a des plaintes mutuelles. La principale rouloit sur une dispute asses chaude que ces deux s. 123chefs avoient eue abord au vaisseau du Roi et à la table du commandeur. La conversation etant tombée sur des interets nationaux, et l’état des affaires de la Suede lors de la crise de la nomination d’un successeur à cette couronne, Mr. van Haven avoit qualifié la conduite de Mr. de Tessin et de son parti d’infame. Mr. Forskaal choqué de l’expression avoit reqliqué que ce comte avoit en tout tems en toutes ses demarches trop bien merité de sa patrie et qu’il etoit d’un caractere et d’une elevation trop respectables pour etre chargé d’une manière si peu convenable à la veneration qu’on lui devoit, qu’il falloit qu’on fut bien infame pour user de termes semblables à son regard, et la chose en etoit restée la, lorsqu’au lever de table, Mr. van Haven, s’etant approché du Sr. Forskaal, lui avoit demandé s’il soutenoit ce qu’il venoit de dire, et celui ci ajant reïteré ce que dessus, l’autre lui avoit riposté d’une injure si grossiere que le respect que je porte à Votre Excellence me defend absolument de la repeter, mais que cependant la circonstance me force de designer, en disant que le bas peuple s’en sert en reproche de la plus vile lacheté, comparée à la nature de la chienne. Quelque peu de difficulté, que j’avois trouvée à ajuster les premiers points de mesentente et d’altercation entre tous ces Mess, il s’en fallut beaucoup qu’il me fut aussi aisé de raccommoder ces deux champions, toutefois par la persuasion, et sur la menace de suspendre toute communication ulterieure avec la societé et de m’en addresser à Ve Excellce, je parvins à leur faire reconnoitre le tort qu’ils avoient eu de toute façon et contre l’esprit de leur instruction de se quereller sur une pareille matière, à faire avouer à Mr. Forskaal le premier qu’il avoit pris la chose avec trop de vivacité, à faire faire à Mr. van Haven excuse sur l’injure qu’il avoit dite à l’autre, à se reconsilier, à s’embrasser en ma presence et en celle des autres membres de la societé, et à se promettre reciproquement toute l’amitié et toute la bonne harmonie dont ils se sentiroient capables, et qui leur etoient si fortement prescrites. Voilà, Monsieur, autant que je me rapelle, dans le vrai et sincère detail, tout le sujet sur lequel le medicin doit avoir declaré à ses confrères que Mr. van Haven avoit juré de se vanger, et dont les auteurs de cette lettre se font un si furieux fantome. D’ailleurs quelque mechanceté qu’on puisse supposer à de certains caracteres, j’avoue, que le dessin qu’on semble vouloir preter à Mr. van Haven est trop noir, trop inhumain, pour que je l’en puisse croire capable. Il n’y a que l’achat effectif et verifié du poison ou de l’arsenic, s. 124et l’incompatibilité de son usage avec la destination de ce professeur qui pourroient nourrir les soupçons que le medecin en a donnés aux autres, mais suivant ce que j’en ai pu savoir adroitement de l’apotecaire en question il s’en faut bien, que la portion soit aussi grosse que ces Mess, la denotent.

Quelque chose qu’il en soit, je vois bien, Monsieur, qu’indispensablement il faudra separer ces gens. Nullement faits pour vivre ensemble, s’il n’arrive pas entre eux de meurtre ou d’assassinat, toujours il y aura de la desunion de la defiance, qui echauffant de plus en plus esprits de part et d’autre, ne laisseront pas d’eclater par quelque esclandre aussi prejudiciable à l’interet du service du Roi qu’a l’objet de leur mission. Votre Excellence desapprouvera peutetre, que d’abord je ne l’aie prevenue sur les observations que j’avois faites sur l’esprit, le caractere et la conduite de ces Messieurs, mais outre que depuis que j’avois trouvé le mojen de les remettre dans le devoir, et pendant les six autres semaines environ qu’ils ont demeuré chez moi, et qu’incessament je les ai eux sous mes yeux, il ne soit passé entre eux quoique ce fut, qui eut pu ou du me faire apprehender, que dans toute la suite ils ne se conformassent religieusement aux intentions du Roi et de Ve Excellce comme aux arrangemens pris avec eux, et aux exhortations que je n’ai cessé de leur faire, Vous jugés bien, Monsieur, que difficilement j’eusse pu gagner sur moi, d’accuser des gens, qui honorés du choix de Sa Majesté, d’une si vaste confiance, et de tous les prejugés de l’estime n’avoient foncierement peché que par precipitation, et le defaut ordinaire des savans, qui est celui de l’usage du monde, qui sur mes representations m’avoient temoigne un repentir si parlant que j’en fus tout aussi attendri que persuadé. D’ailleurs Monsieur, ce n’est qu’a mon corps defendant que je Vous developpe des choses dont je sens que le silence pourroit blesser ma conscience et mon devoir.

Pour ce qui regarde le personel de chacun des membres de cette societé, il n’y en a aucun qui n’ait son merite. Mr. van Haven en a seurement beaucoup. J’avoue que pour la partie de la litterature qui lui est confiée, on n’eut jamais pu faire un chois plus convenable je voudrois en pouvoir dire autant de son caractere de son penchant. La lettre citée, et une autre du Sr. Niebuhr que je reçois dans l’instant et que j’ajoute pareillement ici, ne les tracent que trop. Il n’y avoit que l’emportement, et la violence si tant est qu’il en ait, qui m’eussent echappé. Au moins pendant tout son sejour m’ a-t-il scu se deguiser. Mr. Forskaal n’a pas s. 125moins d’esprit, de savoir et d’etude. Il joint à tout le feu de l’imagination une application sans egale, et les sciences ont tout à attendre de lui, mais aussi dissimulé que l’autre, je lui supposerois encore une bonne portion du caractere vulgaire de sa nation. L’un et l’autre d’ailleurs auront de la peine à se defaire des anciens prejuges des deux peuples de cette partie du Septentrion, et c’est assés pour que jamais ils puissent si bien s’entendre que leur mutuelle destination l’exigeroit. Le Sr. Niebuhr ne manque ni d’habilité ni d’application. Pour le caractere c’est un bien galant homme, et la caisse n’auroit pu etre confiée en de meilleures mains que les siennes. J’ose dire, qu’elle seroit moins bien en celles de Mr. van Haven. Celui ci seroit aussi depencier que l’autre est econome. J’en juge sur l’experience. Niebuhr pourroit avoir un peu plus de resolution et de fermeté qu’il n’en a dans le fond. Le peintre est le meilleux garçon du monde, fait pour vivre avec quelque nation que ce soit, et dont personne n’aura jamais sujèt de se plaindre. Je pense qu’il s’est asses fait connoitre par ses ouvrages. Quant au medecin c’est pareillement un bon enfant, et qui dans son metier manque plus d’acquis, que les Egyptiens et les Arabes n’en presumeront de sa jeunesse. Quoique entierement dans la dependence de Mr. van Haven, les autres ne laissoient pas que de lui rendre justice. Si ce n’est pas tout à fait la concience, qui lui ait fait faire l’aveu qui allarme la societé, possible qu’il eut en d’autres sujets de mecontentement de ce professeur qui pourroit fort bien avoir voulu le traiter avec trop d’imperiosité.

Bien que Votre Excellence n’ait eu ni le tems ni le loisir de suivre le caractere et l’inclination de ces Messieurs cependant leur instruction prouve une connoissance parfaite de l’un et de l’autre. Il n’est pas possible de mieux prevoir les choses, d’y obvier plus sagement. Mais dans le cas dont il s’agit elle n’est plus dans la force, s’il falloit absolument que toute la societé continuat à subsister.

Je serois d’opinion qu’il faudroit en separer Mr. von Haven. Elle a fait il est vrai trop de bruit dans toute la Chretienté, et meme dans le Levant, pour qu’un tel changement ne portat une alteration sensible à l’idée, à l’attente que le monde savant s’en est faites. Toutefois il me semble qu’il y auroit un mojen de remedier aux inconveniens et de les pallier. Ce seroit d’ordonner à Mr. Forskaal, aux Srs. Niebuhr, Cramer et Baurenfeind de poursuivre l’objet du Mont Sinaï et de l’Arabie, de joindre à la destination particulière de Mr. Forskaal, celle qu’avoit Mr. van s. 126Haven pour cette partie de l’orient, et dont l’autre est seurement aussi capable que celuici, outre qu’il est peu probable que l’Arabie meme fournisse les eclaircissemens qu’on en presume, soit sur la litterature, soit sur l’histoire, que par contre Mr. van Haven seul suivit la vocation en Egypte et en Sirie principalement au Caire, à Damas, et dans d’autres endroits que la connoissance de l’antiquité lui indiqueroit et ou vraisemblablement il trouvera de meilleures notions et plus de lumieres qu’il ne sauroit faire, en accompagnant les autres dans ces contrées d’ignorance, et qu’enfin pour colorer ce changement, on fit senter au monde savant qu’il se faisoit en consequence des avis qu’on avoit eus depuis l’arrivée de la societé en Egypte. Meme je ne penserois pas me tromper, en supposant que ce nouvel arrangement ne fut fort du gout de Mr. van Haven qui pour l’envie qu’il avoit de s’arreter tant ici qu’ailleurs, marquoit peu d’inclination les risques et les fatigues du vojage de l’Arabie. Que sait on encore si par l’approvisionnement en question, il n’a pas voulu imiter en quelque maniere le role asses connu de Rabelais qui par ses paquets scut se promener une voiture franche et commode à Paris. Van Haven a de l’esprit, son vojage d’Italie n’a pas laissé que de l’aiguiser, j’entens pour la subtilité, et non pour un crime tel qu’on voudroit lui imputer, et dont en conscience je le crois incapable. Parceque je viens de proposer le changement en question se trouvant pallié vis à vis des etrangers, je soumets aux lumieres de Votre Excellence comment Elle voudra S’en expliquer envers nos savans meme. Oseroisje, Monsieur, hazarder ma pensée. Tant que ces Mess, se trouveront encore ensemble, et pour eviter tout facheux eclat entre eux, je presumerois, que le meilleur seroit, que vis à vis de van Haven dont dans la suite Vous serés toujours à meme d’avoir la justification, Vous fissiés semblant d’ignorer les inconstances dont on le charge, et qu’en ordonnant la separation d’avec les autres, Votre Excellence le fit, comme par un motif de plus d’utilité, et sur les representations qui Lui avoient eté faites à cet regard, et qu’en honorant relativement chaque parti separement d’une nouvelle instruction Vous Vous bornassiés pour cette fois à enjoindre en particulier à Mess. Forskaal, Cramer, Nicbuhr et Baurenfeind, sous peine de la disgrace du Roi, de se separer amicalement de leur compagnon, de ne lui temoigner quoique ce fut de leurs apprehensions, et de n’en s’ecrire à personne de leurs parens, amis, ou autres.

Quant à ce dernier article, c’est une precaution que sur la s. 127lettre de Mr. Niebuhr, et dans la crainte de quelque mauvaisescene, je viens deja de prendre vis à vis des plaignans, et à laquelle je pense devoir ajouter au nom de Votre Excellence, à toute la societé, que, comme sur ce que j’en ai dit dans une de mes precendentes Depeches d’office, ils avoient à s’arreter quelque peu de mois en Caire, pour s’y former dans la langue arabe, chose essentiellement necessaire ou pour mieux dire indispensable, ils ne devoient en partir pour leur destination ulterieure, qu’ils n’en eussent des ordres plus precis de la part de Votre Excellence.

Pour ce qui est des besoins de ces Messieurs je serois d’avis que le restant des sommes deja fournies à Mr. Niebuhr demeurat à la societé destinée pour l’Arabie, et que des Pst. 4500 qui ne sont pas touchées encore, on en fournit à Mr. van Haven seul ce qui a mesure il lui faudra pour son vojage et son entretien.

Je crois superflu de faire observer à Votre Excellence que Sa determination sur ce que dessus ne souffre guerre de delais, puisque meme avec le plus de promtitude il se passera quatre mois avant qu’elles pourra parvenir à la societé.

Il ne me reste qu’une reflection à faire, c’est Monsieur que nous avons dans le Levant plus d’une exemple de mesintelligence et de tracasseries dans des societés semblables, composées d’un choix ou superieur ou etranger, et qu’il n’y a guerre trois ans que le Roi de Sardaigne en ajant nommé une de cinq ou six personnes pour l’Egypte et sous la protection de Venise, elle fut à peine arrivée à Alexandrie que la desunion s’y mit, que la cour de Turin fut necessité d’en rappeller les plus turbulens, et de borner tout l’objet à deux personnes seulement, qui effectivement viennent de le remplir. Mais cette destination avoit fait moins de bruit que celle de nos savans, et le mal avec cela, que Mr. van Haven, comme en quelque sens le premier entre eux ne sauroit etre chargé dans le public, sans qu’il n’en rejaillit quelque chose sur la nation.

J’ai l’honeur d’etre avec la plus profonde veneration

Monsieur
de Votre Excellence
le très humble et très obcissans serviteur
S.W. de Gähler.

De Belgrade aux environs de
Constantinople
ce 17. Nov. 1761.